ANTHOLOGIE

Îlots: Bonjour! (également relié aux ilots Corps, Utopie)
Glossaire: Dada / dadaïsme, Futurisme, Nouvelle narration, Performance / Happening, Poésie sonore, Travail sur la voix, Œuvre radiophonique

La compilation Futura – Poesia sonora, publiée sous forme d’un coffret de sept LP par le label italien Cramps en 1978 (et réédité depuis lors, sous forme de 5 CD accompagnés d’un livret, bilingue italien/anglais, de 274 pages), conjugue les atouts quantitatifs (plus de 70 plages, cinq heures de son) et qualitatifs (l’érudition en matière de prospection puis d’accompagnement historique et critique) pour justifier son statut de véritable encyclopédie de la « poésie sonore » des trois premiers quarts du XXe siècle.

Si le terme « poésie sonore » ne semble apparaître qu’en 1958 sous la plume de Jacques Villeglé et François Dufrêne, dans un article à propos d’Henri Chopin, la réalité qu’il recouvre désormais (une poésie où le son prend le pas sur le mot et le sens, où toutes les formes d’oralité comptent plus que le rapport solitaire du lecteur au texte et où la diffusion via le disque mais, surtout, par la performance, le passage en direct des stimuli de l’artiste au public, rendent plutôt caduque la distribution des œuvres via le papier imprimé) va assez vite s’appliquer, par effet rétroactif, à des démarches plus anciennes liées à des avant-gardes telles que le futurisme italien ou Dada.

Si le premier Manifeste du futurisme est publié par F.T. Marinetti en 1909 (une exhortation à reconnaître de nouvelles formes de beauté, liées à la modernité industrielle et, en particulier, à la vitesse), le poète et déclamateur milanais publie de 1912 à 1916, alors qu’il est par ailleurs correspondant de guerre en Turquie et qu’il se rapproche de plus en plus des milieux nationalistes et protofascistes italiens, au moins quatre autres manifestes liés plus précisément aux aspects littéraires et déclamatoires du futurisme. Vingt-deux pages de texte qui résumées en une idée forte donnent à peu près ceci : c’est l’exécution orale qui donne vie aux poèmes. « La poésie née de la chanson, y retourne ; la boucle est bouclée. Mais si la chanson ancienne était rituelle, que représente l’exécution aujourd’hui, si ce n’est un rite moderne : le spectacle ? Donc, la poésie intègre le geste, elle est le théâtre de la parole, d’une parole purement euphonique. » (Commentaires des quatre manifestes, dans le livret du coffret.)

À la même époque, l’écrivain allemand Hugo Ball est réformé mais se rend « à titre personnel » sur le front en Belgique. Au printemps 1916 à Zurich, avec Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck, il fonde le mouvement Dada et propose au public du café littéraire Cabaret Voltaire l’exécution de poèmes « mouvementiques », « bruitistes » et autres « concerts de voyelles ». [Cf. ailleurs dans l’îlot « Bonjour ! » d’Archipel, la compilation Futurism & Dada Reviewed]

Arrigo Lora-Totino, le « compilateur » de Futura – Poesia sonora (lui-même poète, performer et inventeur de dispositifs de diffusion du son tels que l’Idrornegafono, un pavillon permettant de projeter la voix d’un orateur à 360° autour de lui ou l’Hydromegafono, qui fait passer le son de sa voix par un filtre d’eau), se plaît à rappeler dans le livret que des expériences langagières de l’ordre de la glossolalie (la faculté de parler ou de prier dans une langue, existante ou inventée, inconnue de la personne qui s’exprime) se retrouvent déjà chez Aristophane, chez des poètes du XIVe siècle, chez Rabelais dans Gargantua ou chez Lewis Carroll. Mais le nonsense (apparent) qui servira de terreau mental aux nouvelles expériences de poésie orale des années 1910 n’a que peu à voir avec celui de l’écrivain-mathématicien-photographe victorien. Pas féeriques pour un sou, les « non sens » de Dada et des futuristes sont plutôt, respectivement un nihilisme et une fascination béate, modelés sur les forges de l’industrie lourde et autour desquels planent un nuage de gaz moutarde. Une tabula rasa liée pour les premiers à la prise de conscience de la schizophrénie évidente entre le conservatisme de la société bourgeoise et aristocratique des années 1910 et la boucherie guerrière qu’elle produit et pour les seconds à l’excitation nationaliste que produit cette « seule hygiène de l’homme » (Marinetti, Manifeste de 1909).

À côté de poètes et d’écrivains tels que les précités, mais aussi Antonin Artaud, Henri Chopin, Bernard Heidsieck ou Isidore Isou déjà présents, via d’autres disques, à la Médiathèque et dans Archipel, l’intérêt de la compilation de Lora-Totino est d’aussi éclairer d’autres avant-gardes poétiques et sonores jusqu’ici moins documentées sur disques telles que le « Zaoum » des futuristes russes Vladimir Maïakovski et Velimir Khlebnikov (dès les années 1910), le simultanéisme français de Pierre-Albert Birot (même période) ou la poésie sonore des années 1970, en particulier sa branche italienne.
Au sein d’Archipel, la compilation ouvre surtout des pistes vers des artistes des îlots « Corps » (tout le champ des explorations de la voix humaine par Henri Chopin, Demetrio Stratos et leurs cousins spirituels Phil Minton ou Jaap Blonk) et « Témoins » (aux confins de l’écriture et de nouvelles descriptions des lieux et situations, par des observateurs/collecteurs tels que Bernard Heidsieck ou Anne-James Chaton). (Philippe Delvosalle)

Jean-Pierre Bobillot, Poésie sonore. Éléments de typologie historique (Le Clou dans le fer, 2009).

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