BURROUGHS William Seward

Îlots: Bonjour! (également relié aux ilots Corps, Recyclage, Témoins)
Glossaire: Abstraction, Bande magnétique (manipulation), Bruitisme (génère du bruit pur / inclus les micro-sons amplifiés), Collage / Cut up, Found Footage, Pionniers, Poésie sonore, Souffle, Travail sur la voix

« Ma théorie de base est que le langage écrit était à l’origine un virus qui rendait possible le langage parlé. Le langage n’a jamais été reconnu comme un virus parce qu’il a atteint un stade de symbiose stable avec son hôte. » (_The Job_, 1974 )

Aujourd’hui William S. Burroughs semble être devenu plus célèbre pour sa voix ou son physique que pour son écriture. Sa vie durant il a été commandité par de nombreux labels et musiciens pour figurer sur leurs albums, qui ont ainsi propagé sa voix éraillée, nasillarde, et son accent traînant du Sud des États-Unis. Après avoir été édité par John Giorno dans sa série « Giorno Poetry Systems », puis par Throbbing Gristle, il a été régulièrement contacté, courtisé même, pour collaborer avec des gens aussi divers que Sonic Youth, Kurt Cobain, Material ou YMO. Sa silhouette a ensuite été popularisée, dans les milieux underground, par ses conférences, ou ses apparitions au cinéma, dans des films de Derek Jarman (_Pirate Tape_, 1983) et Muscha (_Dekoder_, 1983), puis de Gus Van Sant (_Drugstore Cowboy_, 1989 puis Even Cowgirl Get the Blues, 1993) ou Hal Hartley (_The Book of Life_, 1998). Plusieurs générations ont ainsi trouvé en Burroughs un guide, charismatique malgré lui, depuis l’époque de la Beat Generation, à ses débuts, lorsqu’il côtoyait Jack Kerouac et Allen Ginsberg, jusqu’à son ascendant sur la musique expérimentale depuis les années 1980.

Mais la carrière de Burroughs commence bien avant cela, lorsqu’il se lance dans la littérature, et publie en 1953 son premier roman, un livre autobiographique intitulé Junkie, dans lequel il raconte son addiction à l’héroïne. La drogue tiendra toujours une place importante dans l’œuvre et dans la vie de Burroughs, le poussant à de nombreux déménagements pour échapper à la justice américaine, puis à des exils de plus en plus lointains, à la recherche de nouvelles drogues. Il s’installera ainsi au Mexique, où il se lancera à la poursuite du Yage, une boisson hallucinogène des tribus indiennes d’Amazonie, puis à Tanger, où la drogue est plus facile à trouver. Il est également à cette époque en fuite depuis des années, après avoir par accident tué sa femme Joan d’une balle dans la tête, alors qu’ivre il prétendait rééditer l’exploit de Guillaume Tell. Il alternera toute sa vie les tentatives de décrochage de l’héroïne et les expérimentations avec une grande variété de drogues psychédéliques. Mais pour Burroughs, l’addiction ne se limite pas à la dépendance aux stupéfiants, elle est une condition générale de l’humanité et s’étend à la politique, à la religion, à la famille, à l’amour, etc. Il développera dans ses romans la vision terrifiante, post-apocalyptique, d’un État policier, d’une dictature technocratique. Il les emplira de hantises paranoïaques et d’hallucinations mêlant drogue, homosexualité et science-fiction.

Mais ce seront sans doute ses innovations formelles radicales qui auront par la suite le plus d’influence sur les musiciens et les cinéastes. Ses expérimentations à base de cut-ups et de routines répétitives trouveront chez eux un écho immédiat. Les routines consistaient à faire revenir des portions de textes tout au long d’une même œuvre, comme un refrain, ou comme une boucle. C’est ensuite Bryon Gysin qui lança Burroughs sur l’idée du cut-up, alors qu’ils vivaient ensemble à Paris. L’idée, dérivée des collages dadaïstes, était d’appliquer des techniques visuelles (montage, collage) à l’écriture, et de créer du texte à partir d’autres fragments de texte, d’origines diverses (journaux, magazines, romans), selon des règles arbitraires mais strictes. Leur volonté était d’obtenir par l’association de ces deux techniques un texte qui serait un équivalent littéraire de l’art abstrait. Non linéaire, fragmentaire, cahotique, le style littéraire de Burroughs reflète sa vision du monde : un univers instable, sans cesse changeant, éternellement occupé à se déconstruire et à se recombiner à partir d’éléments interchangeables.

Le cut-up est une manière d’appréhender cette vision du monde, les permutations des mots et des images produisent de nouvelles significations, elles forment une cohérence imprévue, spontanée, irréfléchie. Comme l’avait vu Tristan Tzara, des mots éculés, fatigués par l’usage courant, prennent des allures inédites lorsqu’on les réarrange aux ciseaux, en tranchant dans les habitudes imposées, les formules apprises et les liaisons raisonnables. Pour Burroughs toute écriture est un cut-up, mais seul le collage violent de fragments déchirés, déconnectés de leur contexte, permet une écriture spontanée. En provoquant l’accidentel, en cultivant le hasard, il veut rendre aux mots leur pouvoir synesthésique, leur redonner couleur et goût. Encouragé dans cette voie par ces expériences toxicologiques avec le LSD ou la mescaline, il voulait faire des Voyelles de Rimbaud une réalité et prônait comme lui un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». En « exterminant toute pensée rationnelle » (« Exterminate all rational thought »), l’artiste doit devenir un catalyseur, un révélateur, amplifier la perception de ses semblables, et leur donner « conscience de ce qu’ils avaient toujours su ».

(Benoit Deuxant)

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BURROUGHS, William Seward